vendredi 17 septembre 2010

Pourquoi tant de médaillés Fields sont français

Article paru dans La Tribune, 16/9/2010.
Version pdf. Version publiée.
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Le 19 août dernier, deux mathématiciens français, Ngô Báo Châu et Cédric Villani, ont reçu la médaille Fields, analogue du prix Nobel pour les mathématiciens de moins de 40 ans. Un autre, Yves Meyer, recevait le prix Gauss, réputé le prix le plus prestigieux pour les mathématiques appliquées. Ces attributions complètent une série impressionnante : depuis vingt ans, 18 médailles Fields ont été attribuées, dont 7 à des mathématiciens travaillant en France. Si la France avait reçu depuis vingt ans la même proportion de prix Nobel scientifiques, elle en aurait obtenu 69 sur 178 distribués (au lieu de 7). Si le même succès était obtenu dans les technologies innovantes, une entreprise au moins parmi Apple, Google et Microsoft serait française.


Les médaillés Fields ne sont que la pointe visible d'un iceberg. Des dizaines d'autres mathématiciens moins connus du grand public sont aussi parmi les leaders incontestés de leur discipline. Des centaines d'autres encore sont reconnus parmi les meilleurs spécialistes de leurs champs respectifs. Au terme d'une longue évolution, presque toutes les universités françaises ont aujourd'hui dans leur département de mathématiques quelques-uns de ces chercheurs de premier plan.

Cette bonne santé des mathématiques françaises, confirmée par tous les indicateurs, ne peut s'expliquer par une dépense particulièrement importante (d'autres disciplines sont privilégiées), un peu plus peut-être par le poids des mathématiques dans la sélection des élites. Plus profondément, trois caractéristiques les distinguent des autres sciences en France, mais les rapprochent des « bonnes pratiques » générales dans d'autres pays.

La première est un lien fort avec l'enseignement supérieur. La grande majorité des médaillés Fields français sont professeurs et non chercheurs. Jusqu'à une date relativement récente, les mathématiciens ne restaient chercheurs que quelques années, le temps de développer leur indépendance scientifique, avant de prendre un poste de professeur dans une université. Les conséquences sont profondes, car les étudiants en mathématiques, y compris les futurs enseignants du secondaire, sont formés par des chercheurs actifs. Les mathématiciens s'impliquent dans l'enseignement, par exemple dans la définition des programmes depuis le secondaire jusqu'à l'agrégation, qui ont évolué beaucoup plus que dans d'autres disciplines. L'enseignement, surtout dans les universités, est plus attractif pour les meilleurs étudiants et moins poussiéreux que dans des disciplines où les meilleurs chercheurs n'enseignent guère. La qualité de la formation explique peut-être aussi le rôle (exagéré) des mathématiques dans la sélection des élites en France.

La deuxième spécificité des mathématiques est l'imposition stricte de règles de mobilité au moment des recrutements. Cette pratique, généralisée dans les grandes universités mondiales, est nécessaire à la circulation et au renouvellement des idées, et indispensable pour que les recrutements soient fondés sur la qualité des travaux scientifiques et non sur des rapports de forces locaux.

Enfin, le troisième caractère propre aux mathématiques est la forte structuration de la discipline au niveau national. Des scientifiques de haut niveau s'impliquent par exemple dans les organes d'évaluation, de manière désintéressée et malgré la manière cavalière, voire méprisante, dont l'administration les traite. Il s'ensuit une évaluation scientifique de qualité, très souvent impartiale et juste, qui constitue le meilleur encouragement pour les jeunes chercheurs.

Les mathématiciens français n'ont rien inventé : les trois spécificités décrites ci-dessus font partie des conditions qui assurent, partout dans le monde et quelle que soit la discipline, une recherche de qualité. Ils se sont contentés de s'imposer collectivement, depuis plus d'un demi-siècle, des règles opposées à la facilité qu'avait choisie le reste du système français de recherche : désintérêt envers l'enseignement supérieur, recrutements locaux massifs.

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